Corps queer: La décolonisation des genres

Cléo Mathieu

 

Le mouvement queer occidental, éclos au début des années 1990, est une contestation radicale de la prédominance du modèle binaire de genres et des stigmatisations sociales en dérivant. L’appartenance queer signifie un refus d’appartenance à l’hétéronormativité, un refus d’être identifié-e/désigné-e comme homme ou femme, et par conséquent comme hétéro, homo ou bisexuel-le (puisque les individus correspondant à ces catégories doivent au préalable s’identifier/être identifié-e-s comme appartenant à un sexe ou à l’autre). L’auto-identification comme adhérent de la théorie queer implique une opposition au conformisme et à l’absence de questionnement de la norme hégémonique. C’est une bravade aux  modèles établis, une déconstruction des catégories sexuelles imposées par le système hégémonique patriarcal : c’est une tentative d’abolir la pathologisation systématique des formes de sexualités considérées comme ‘’déviantes’’ par la société, d’abolir les formes d’aliénation basées sur le sexe. La principale force du mouvement queer contre la domination patriarcale réside dans l’adaptation permanente qui lui est sous-jacente: elle défie le concept de catégories en refusant d’y adhérer. Quoique cela soit discutable et discuté parmi les rangs même des militant-e-s queer : autant la «multitude sexuelle» qu’elle prône semble satisfaire certains puisqu’elle déconstruit le modèle binaire hétéronormatif, autant semble-t-elle insuffisante pour d’autres puisque la déconstruction mise en oeuvre n’est que partielle – il s’agit encore de catégories, quoique d’une multitude de catégories…

Le concept de «multitude sexuelle» est au coeur de l’argumentaire de Beatriz Preciado. Philosophe féministe d’origine espagnole, elle est connue notamment pour ses expérimentations anti-normatives sur son propre corps, soit par la prise régulière de testostérone durant une année pour son livre Testo Junkie. Sexe, drogue et biopolitique, dans un but «politique» de déterritorialisation de son corps. Ce concept de déterritorialisation est une expression empruntée à Gilles Deleuze, et Preciado l’emploie dans un contexte allégorique de décolonisation, c’est-à-dire de réappropriation des ‘‘biens’’ colonisés, nommément le corps des individus, aliéné par l’hétéronormativité. «Une sexualité quelconque implique toujours une territorialisation précise de la bouche, du vagin, de l’anus. C’est ainsi que la pensée straight assure le lien structurel entre la production de l’identité de genre et la production de certains organes comme organes sexuels et reproducteurs. Capitalisme sexuel et sexe du capitalisme.» (PRECIADO, Multitudes queer)

La vision du corps est d’ailleurs un concept fondamental à la pensée queer, car c’est par la perception que l’on a du corps d’une personne que se fait l’assignation sexuelle, de même que l’ostracisation ou la pathologisation de la sexualité de cette personne pouvant s’en suivre. Ainsi, particulièrement en ce qui a trait aux catégories de genres, le corps peut aisément devenir un outil de protestation sociale. C’est en effet en accordant une valeur au corps qui est différente de ce qui est conventionnel en réduisant, voire en anéantissant l’importance accordée au corps, à l’apparence, que la communauté queer parvient à contester les catégories de genre ainsi que la division des rôles sexuels. Cette valeur est celle d’une banalisation du corps vers la liberté/libération de celui-ci – une libération des carcans socio-normatifs prescrivant un certain code vestimentaire, une certaine manière d’agir, voire même de penser, suivant le genre qui nous a été attribué – ou que l’on s’est soi-même attribué.

C’est du reste à ce propos que réside le conflit semi-interne particulièrement ambigu entre les identités queer et trans: il est considéré, par plusieurs, que les personnes trans ne remettent pas vraiment en question le système hétéronormatif. L’argument est basé sur le fait qu’une personne trans passe d’un des deux seuls genres identifiés par les codes sociaux hétéronormatifs à l’autre, et par là renforce l’idée qu’il n’existe que des femmes et des hommes. Pour d’autres, cependant, la personne trans permet de déranger le genre dans ce passage d’un genre à l’autre: la transition démontre ainsi que la binarité du genre n’est pas à priori fixe. En sus, les personnes trans peuvent développer des modes d’identifications fluides, qui se localisent entre les deux genres, en étant les deux, ou entre les deux, mais jamais que un des deux.

Il existe aussi une problématique à la communauté homosexuelle, soit le soutien d’une perspective dominatrice hétéronormative sous une forme légèrement différente; l’homonormativité, laquelle promeut un standard, un modèle de vie de beaucoup basé sur le mode de vie normalisé des hétérosexuels (se marier, avoir une famille, avoir une carrière réussie, etc.). Dans les deux cas, la remise en question des catégories sexuelles n’est pas posée de façon fondamentale: les bases sociales restent les mêmes que celles construites par le patriarcat quant au mode de vie général à suivre.

Beatriz Preciado affirme dans son essai Multitudes queer – Notes pour une politique des ‘’anormaux’’ qu’il « n’y a pas de différence sexuelle, mais une multitude de différences» contredisant le modèle qui s’ancre dans la différence entre les sexes – modèle promulgué autant par les membres dominants de la société patriarcale que par bon nombre de féministes. Référence par ailleurs plutôt essentialiste puisque désignant deux catégories sexuelles (mâle et femelle) comme les seules ‘’normales’’ et qui plus est comme étant biologiquement différentes, en plus d’être (relativement) immuables en elles-mêmes. La philosophe espagnole soutient au contraire un mode de pensée constructiviste, c’est-à-dire une idée voulant que l’individu détient intrinsèquement une capacité de reconstruction (après avoir passé par une certaine dé-construction).

Cette dé-construction, prônée également par Jacques Derrida (philosophe dont le travail, outre celui de Judith Butler, fut très formateur pour Beatriz Preciado) est très proche du concept de dés-ontologisation, processus inverse à celui de l’ontologisation: « Partie de la philosophie qui a pour objet l’élucidation du sens de l’être considéré simultanément en tant qu’être général, abstrait, essentiel et en tant qu’être singulier, concret, existentiel.» (source: CNRTL) consistant ainsi en la considération particulière et non générale de l’être, de même qu’à la déconsidération de l’argument naturel. Preciado parle de «dés-ontologisation des politiques des identités. Plus de base naturelle (“femme”, “gay”, etc.) qui puisse légitimer l’action politique». Une base naturelle qui plus est véhiculée sous une forme normalisante et, par le fait-même, ostracisante.

La dé-construction à des fins de reconstruction est un concept-clé du raisonnement anti-essentialiste puisqu’y sous-tend l’idée que l’on crée soi-même son identité (l’être versus le faire), que notre identité n’existe pas préalablement à notre existence individuelle. L’identité de genre – au centre de la théorie queer – de l’humain est en constante évolution et est due à son environnement et à son expérience plutôt qu’à son essence.

Déplaçant le concept de dé-construction vers une optique plus explicitement queer,  Preciado aborde la «‘’Dés-identification’’ (pour reprendre la formulation de De Lauretis), identifications stratégiques, détournement des technologies du corps et dés-ontologisation du sujet de la politique sexuelle, telles sont quelques unes des stratégies politiques des multitudes queer». En se dés-identifiant de l’assignation de genre faite dans une logique hétéronormative, comme des genres en général, en refusant de manière manifeste d’adopter les comportements prescrits par la société patriarcale, les pluralités queer se développent comme «puissances politiques et non simplement comme des effets des discours sur le sexe» (Preciado, référant à Maurizio Lazzarato). En bref: l’apparence de neutralité (en termes de genre) comme affront à l’ordre social.

Preciado conclut son essai sur une référence à peine voilée aux manipulations de l’hégémonie hétéro-normative à des fins de cohésion sociale, arguant que «les politiques des multitudes queer s’opposent non seulement aux institutions politiques traditionnelles qui se veulent souveraines et universellement représentatives, mais aussi aux épistémologies sexopolitiques straight qui dominent encore la production de la science» soulignant de ce fait l’importance du rôle que joue la science dans le maintien des structures et de la logistique hétéronormative.

Le mouvement queer est un mouvement très critique de ses prédécesseurs (féministes, homosexuel-le-s) qu’il accuse souvent de n’être pas assez radicaux dans leur contestation du modèle hétéronormatif. En réaction à un féminisme trop neutre en ce qui a trait à l’inégalité motivée par des considérations de nature sexuelle et basée sur la non-binarité du genre, le mouvement queer fait front contre l’aliénation sexuelle des individus par les rouages de la domination patriarcale, en choisissant d’afficher un genre (à la base outil d’oppression) ambigu – niant par le fait même l’utilité des catégories de genre, de même que la notion d’essence qui y est étroitement liée. La décolonisation des genres sous-tendant à la théorie queer tient à ce que la différence sexuelle unique n’existe pas: c’est quantité de différences qui existent entre les individus – et c’est leur abondance qui annihile leur importance.

Bibliographie

PRECIADO, Beatriz. Multitudes queer – Notes pour une politique des ‘‘anormaux’’, article mis en ligne en mars 2003,
http://multitudes.samizdat.net/Multitudes-queer et http://www.lespantheresroses.org/textes/multitudes_queer.htm
LAVIGNOTTE, Stéphane. Le queer, politique d’un nouveau genre,
http://www.lespantheresroses.org/theorie-queer.html

WILCHINS, Riki Anne. Queer theory, gender theory, Los Angeles; California, Alyson Books, 2004

DAUMAS, Cécile. Tête à queue, 14 octobre 2008,
http://www.liberation.fr/livres/0101124185-tete-a-queue